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Tisiphone est amoureuse. Chapitre 17 : Une si jolie vengeance

  • StanislasMleski
  • 18 août 2021
  • 20 min de lecture

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Le professeur Dekarkas s’emmerdait pendant ses vacances dans la maison familiale de l’île de Ré. Ils l’avaient achetée avec Marie-Sixtine il y a 29 ans à la naissance de Jean-Baptiste, leur premier fils. Ils avaient choisi le village des Portes au bout de l’île car c’était le plus éloigné du pont et donc de la populace. Mais la situation aurait pu se dégrader quand un camping avait été autorisé à s’installer à proximité. Certains soirs les campeurs s’enhardissaient jusqu’au milieu du village. Ils étaient faciles à repérer avec leur short, leurs tongs et leur air gêné. Ils n’avaient pas assez d’argent pour aller au restaurant mais les plus audacieux d’entre eux osaient acheter des glaces. Au début le glacier refusait de les servir jusqu’au jour où un habitant du village, un traître qui avait voté pour Macron, avait menacé d’appeler les flics. Cette décision avait fait l’effet d’un appel d’air et des pauvres de plus en plus nombreux s’aventuraient sur la place centrale. Et ce qui devait arriver, arriva. Un soir, deux d’entre eux qui avaient trop bu avaient entonné une chanson paillarde devant le discret resto gastronomique de la mère Coquelière, ce qui avait créé une vague d’indignation chez les propriétaires.


Dekarkas avait pris les choses en main. Dès le lendemain soir il avait réuni à une garden party tous les proprios bobos du village. Ils avaient créé un comité de défense des riverains dont il avait été élu président. C’était bien entendu lui qui avait trouvé la solution ; les pauvres venaient au village pour le marchand de glace et il suffisait qu’il déplace sa camionnette à l’entrée du camping. Les autres riches avaient applaudi cette idée géniale et Jean-Eudes de Talange s’était proposé d’en parler dès le lendemain au marchand de glaces.

Mais catastrophe. Le glacier avait refusé de bouger son camion, craignant un effondrement de son chiffre d’affaires, ce qui avait suscité une grande émotion au sein du comité de défense. Une nouvelle garden party avait aussitôt été organisée, cette fois chez Jean-Eudes. L’ambiance était électrique car tous les participants étaient indignés qu’un petit glacier italien ait l’audace de les contrarier. La conversation allait bon train sur l’effondrement des valeurs morales, la prise de pouvoir des faignants et la haine des riches mais aucune solution n’émergeait jusqu’au moment où Aubin, le professeur de droit, prit la parole :


- Il suffit de demander au maire de prendre un arrêté d’interdiction.

- Sur quel motif ? demanda Dekarkas.

- Le trouble à l’ordre public, répondit Aubin.

- C’est quoi le trouble à l’ordre public ? interrogea un des invités.

- C’est une notion qui sert à virer des types comme lui, rétorqua péremptoirement le professeur de droit.

Francis Lefouenek était le maire de la commune depuis 18 ans. C’était le fils d’un gardien de prison du pénitencier de Saint-Martin et Jeannette sa femme la fille d’un taulard. Au début de sa vie professionnelle il avait été marin-pêcheur mais depuis 10 ans il était rentier.

Il devait sa fortune aux terrains que son père et son beau-père avaient achetés il y a plusieurs dizaines d’années. Le surveillant avec l’argent qu’il avait obtenu des prisonniers en contrepartie des faveurs accordées à ceux qui avaient les moyens et le taulard avec le reste du magot de ses vols à main armée.




Ils avaient sympathisé tous les deux pendant les douze années de détention de Gino. Ils étaient chacun de l’autre côté des barreaux mais ils étaient semblables et avaient conservé des liens après la libération du braqueur. Gino était resté sur l’île mais s’était exilé au fond des terres. Il avait acheté pour une bouchée de pain une exploitation viticole et les terres agricoles qui l’entouraient, ce qui avait donné des idées à son pote qui l’avait imité. Après sa retraite, Paulo s’était installé avec sa famille dans sa ferme voisine de celle de Gino. C’est dans ses circonstances que Francis avait rencontré Jeannette, la fille unique de Gino. Les deux compères avaient cultivé des tomates et produit un ignoble rosé pendant une dizaine d’années avant de mourir tous les deux dans le même trimestre. Francis avait remboursé sa part d’héritage à sa sœur pour le prix du salon en cuir qu’elle rêvait de s’offrir et était devenu propriétaire des terrains.

Et puis un jour un premier parisien est arrivé qui avait loué une maison au milieu du village.

Les locaux l’avaient observé comme s’il s’agissait d’un pygmée tout juste sorti de sa forêt. C’était un artiste et le Figaro Magazine avait publié un reportage sur ses vacances. Alors ils sont tous arrivés comme une nuée de mouches. L’été toutes les maisons du village étaient louées par les habitants qui encaissaient des loyers inespérés et se logeaient dans des caravanes dans le jardin d’un cousin ou d’une tante. Cependant, très rapidement, il n’y eut plus assez de place pour loger tous ces vacanciers qui voulaient transposer leurs beaux quartiers parisiens au bord de la plage. Francis qui était déjà maire trouva une solution juteuse. Il intrigua pour que les terres agricoles soient requalifiées en terrains à construire et chaque are de terrain se transforma en lingot d’or. C’est ainsi qu’il devint riche comme beaucoup de ses concitoyens.


Le professeur Dekarkas et un autre type qu’il ne connaissait pas lui avaient demandé de les recevoir d’urgence et il leur avait donné un rendez-vous dès le lendemain. Ils l’attendaient devant la porte de la mairie et lui donnèrent du Monsieur le Maire avec plusieurs accents circonflexes en le voyant arriver. Francis se dit qu’ils avaient quelque chose à lui demander et les conduisit dans son bureau. Dekarkas prit la parole avant même que le maire ne la lui donne :


- Nous sommes venus vous demander d’interdire au glacier de stationner son camion sur la place du village.

Le maire surpris lui en demanda la raison :


- Parce qu’il attire tous les campeurs qui en profitent pour se comporter bruyamment et lâcher leurs futurs voyous de mômes sur la place, précisa le Professeur.

Suffoqué, Francis objecta que le glacier travaillait dans ces conditions depuis de nombreuses années, qu’il envisageait de prendre sa retraite dans trois ans et qu’une telle décision était susceptible d’entraîner sa faillite. Dekarkas crispé reprit :


- Mais ils perturbent notre tranquillité !

- Et l’ordre public, ajouta l’autre qui n’avait rien dit jusqu’à présent.

Le maire était particulièrement agacé par cette demande et en avait marre de ces deux types et de leur clique qui le méprisaient et le prenaient de haut.

Il prit un temps de réflexion qu’il mit à profit pour préparer une de ces phrases à la mode qu’il entendait à la télé :


- J’ai toujours été partisan d’une forme de mixité sociale dans notre village et je n’envisage pas de donner une suite favorable à votre requête.

Les deux bobos étaient suffoqués de la résistance de ce petit maire qui s’était levé pour signifier que l’entretien était terminé. Cependant Dekarkas ajouta en lui serrant la main :


- Votre mixité sociale vous coûtera cher car ils vont transformer cet endroit préservé en annexe du camping et en chasser les propriétaires de résidences secondaires qui quitteront les lieux pour se réfugier dans un autre lieu préservé.

Et il conclut :


- Et vos terrains ne vaudront plus rien !

Le maire ébranlé par cette dernière remarque ajouta :


- Je vais réfléchir.

Le lendemain, il avait remplacé la notion de mixité sociale par celle d’identité et il appela le Professeur :


- J’ai réfléchi cette nuit. Vous aviez raison, il faut préserver l’identité de notre village. Je vais interdire au glacier de stationner au centre du village pour des raisons de...

- Pour trouble à l’ordre public, lui glissa Dekarkas.

- Oui, vous avez raison. Pouvez-vous demander à votre professeur de droit de m’aider à rédiger mon arrêté ? ajouta Francis.

- Bien sûr, répondit son interlocuteur qui jubilait.


Depuis cette date Dekarkas était devenu le chef vénéré de la communauté bobo des Portes en Ré. Lui et sa femme étaient les vedettes de toutes les soirées et certaines années les vacances n’étaient pas assez longues pour honorer toutes les invitations. L’été agonisait sous la pluie des orages et annonçait la fin de ces interminables vacances. Le professeur s’était enfermé dans son bureau pour peaufiner la communication qu’il devait présenter au milieu de la semaine prochaine au congrès mondial de neurologie de Madrid. Il était fier de cette invitation à exposer ses travaux sur les pathologies inflammatoires du cerveau qui constituait une reconnaissance internationale.

En même temps qu’il levait son stylo pour corriger son texte, il se remémorait cette affaire qui aurait pu ternir sa réputation. Il avait appris il y a six mois qu’une de ses patientes avait introduit une action en responsabilité. Il avait reçu la convocation à l’expertise trois jours après avoir été invité à intervenir au congrès de Madrid. C’était une catastrophe surtout que la patiente lui reprochait d’avoir diagnostiqué une atteinte inflammatoire alors qu’elle présentait les symptômes d’un accident vasculaire cérébral. Une condamnation et il devrait renoncer au congrès. Mais Dekarkas n’était pas du genre à laisser une patiente, même lourdement handicapée, porter atteinte à sa notoriété. Il avait su qu’il n’avait rien à craindre en remarquant que le nom de l’expert était celui d’un de ses anciens internes. Il se souvenait de lui comme d’un élève médiocre et ce n’était pas un type comme lui qui allait juger le professeur Dekarkas.


Il l’avait appelé dès le lendemain de la convocation pour lui expliquer que l’IRM qui pourrait le mettre en cause était trompeuse et que les événements postérieurs à l’origine de l’AVC étaient sans rapport avec les premiers symptômes. L’expert avait bien tenté de lui prouver le contraire mais avait très vite compris au ton de son interlocuteur que son avenir dans l’expertise serait compromis s’il persistait, ce qui l’avait conduit à adopter l’analyse du Professeur. Quelques semaines plus tard, Dekarkas avait reçu les conclusions du rapport d’expertise qui l’exonérait de toute responsabilité et qui déboutait la victime de sa demande.


Marie-Sixtine était entrée dans le bureau pour lui proposer le traditionnel thé de milieu d’après-midi, accompagné de galettes au beurre salé. Le professeur la regardait avec froideur pendant qu’elle disposait le goûter sur la desserte. Il l’avait rencontrée 32 ans plus tôt au bal de la Croix Rouge et l’avait épousée un an plus tard. Elle était élève infirmière, ni belle ni moche mais surtout la fille de son chef de service, le Professeur Grandemange. Ils s’étaient plu sans passion mais raisonnablement car ils avaient le même objectif de fonder une famille nombreuse et vivre dans le respect de la foi chrétienne. C’est le professeur Grandemange lui-même qui avait décidé du mariage. Il l’avait convoqué dès qu’il avait appris qu’ils se fréquentaient et lui avait dit d’un ton qui ne souffrait aucune contestation :


- Il est de notoriété publique que vous courtisez ma fille et j’exige que vous l’épousiez. Marie-Sixtine n’est pas une bombe mais elle sera une épouse fidèle qui élèvera vos enfants dans le respect de nos valeurs. Je suis d’autant plus ravi de cette situation que vous êtes un interne que j’apprécie et qui pourrait me succéder à la tête du service.


Il avait écrit son avenir en quelques secondes et Dekarkas avait acquiescé.

Ils avaient formé un couple uni et complémentaire pendant vingt ans. Lui s’occupait de sa carrière et elle élevait leurs sept enfants, six garçons et une fille, pour en faire des champions. Ils étaient entraînés comme des athlètes d’Allemagne de l’Est : discipline, hygiène de vie, entraînement scolaire quotidien, sport et service de la paroisse. Elle était l’entraîneur et son mari le président du club. Tous les enfants adhéraient à ce programme d’éducation spartiate à l’exception de sa fille Marie et du cadet des garçons Mathieu-Pierre.


Marie refusait le projet éducatif et le revendiquait mais tout lui était pardonné car elle était la seule fille. Par contre Mathieu-Pierre, le cadet des garçons, ne disposait pas des capacités nécessaires pour suivre le reste de la troupe. C’était un rêveur fragile et tendre effrayé par la compétition et dépassé par les performances de ses frères qui se moquaient de lui et l’avaient affublé du pseudonyme de « petit canard ». Marie-Sixtine s’efforçait de le protéger de tous ces mâles avec l’instinct d’une louve qui défend le plus faible de la portée. Le plus agressif était son père qui ne ratait aucune occasion de l’accabler de sarcasmes.


Le drame est arrivé le jour de l’anniversaire des seize ans de Mathieu-Pierre. Toute la famille était réunie dans la salle à manger. Marie-Sixtine avait dressé une table de cérémonie pour honorer ce fils si fragile qu’elle aimait peut-être plus tendrement que les autres. Elle avait sorti les verres en cristal de Baccarat, les couverts en argent et la vaisselle en porcelaine. La carte du menu était posée sur chaque assiette et annonçait les coquilles Saint Jacques en nage de langoustines, une filet de bœuf en croûte accompagné de pommes de terre de Noirmoutier suivi d’un festival de fromages et d’une salade de fruits frais. Tout était en place pour fêter l’adolescence de Mathieu-Pierre. Mais Dekarkas s’était levé pour prononcer le traditionnel discours d’anniversaire et humilier son fils devant tous les convives tétanisés. Son discours avait été aussi bref qu’assassin. Il avait déclaré que toutes les grandes équipes avaient un maillon faible et il était désormais établi que c’était Mathieu-Pierre. Puis il s’était assis fier de sa sortie pour entamer l’entrée. Un silence étouffant avait écrasé l’assemblée qui n’était troublé que par le bruit des couverts du professeur. Les autres membres de la famille restaient paralysés sans pouvoir toucher à leur plat. L’adolescent avait mal encaissé le coup et des larmes coulaient sur ses joues. Le crissement des pieds d’une chaise rompit définitivement le silence quand Marie-Sixtine se leva pour quitter la table, suivie par Marie puis dans un second temps par ses frères. En les voyant partir Dekarkas glissa avec un sourire cynique :


- C’est dommage pour vous car les coquilles Saint Jacques sont délicieuses.


L’après-midi s’était déroulée dans un calme pesant qui présageait l’orage. Le premier coup de tonnerre avait retenti vers 18 heures quand Marie avait refermé la porte d’entrée en la claquant violemment pour signifier son départ. Elle quittait la maison familiale aidée par Marie-Sixtine qui lui avait trouvé un hébergement chez une cousine à Paris. Le dîner était prêt à 19 h 30 malgré les événements du déjeuner. Dekarkas s’était assis à sa place habituelle feignant d’ignorer que le couvert de Marie n’était pas dressé. Comme Mathieu-Pierre avait du retard et que le professeur montrait des signes d’agacement, sa mère pensant qu’il refusait de dîner décida de lui apporter une collation dans sa chambre pour le consoler. Mais chacun pressentait que l’orage allait éclater en écoutant les pas de Marie-Sixtine résonner sur les marches en bois de l’escalier. La porte de la chambre grinça. Quelques secondes s’écoulèrent lourdement avant qu’un cri d’horreur ne déchire le silence. Mathieu-Pierre s’était pendu.


Dekarkas n’avait pas dévié d’un centimètre sa ligne de conduite en refusant son inhumation dans le caveau familial au motif qu’il aurait violé les commandements de l’église en se suicidant. Cet homme inébranlable dans ses certitudes avait un cœur d’airain qui le rendait imperméable aux drames qu’il suscitait. Son fils s’était suicidé, sa seule fille avait définitivement rompu avec lui et sa seule réaction avait été de déclarer que sa femme avait accouché de sept enfants mais que lui n’en avait eu que cinq. Le soir du suicide de Mathieu-Pierre, la porte de la chambre conjugale était restée fermée et depuis cette date Marie-Sixtine ne lui avait plus adressé la parole que pour des raisons d’intendance. Le lendemain le Professeur avait récupéré ses affaires et s’était installé sans commentaire dans une autre chambre à l’extrémité de la maison.


La grande glace de sa chambre lui renvoyait l’image flatteuse d’une femme presque parfaite. Elle était grande et mince avec une poitrine harmonieuse et de longs cheveux noirs qui encadraient un visage fin éclairé par de magnifiques yeux verts. Manuela sourit quelques instants avant de baisser rageusement son slip pour faire apparaître son pénis. Ce soir elle avait envie d’arracher cet ignoble morceau de caoutchouc qui s’opposait à sa transformation complète. En même temps elle mesurait tous ces combats gagnés depuis 22 ans pour déchirer ce corps d’homme dans lequel était enfermée sa féminité. Elle avait été pendant longtemps le fils préféré de son père Miguel agriculteur dans le désert d’Almeria. Elle était son seul garçon, sa fierté et son successeur désigné. La ferme était située à proximité des serres et abritait toute la famille avec ses deux sœurs. Elle se souvenait de ces étés brûlants passés à l’ombre des vieilles pierres de la ferme et de ces tomates juteuses et succulentes que leur père cueillait.

Les premières années furent une période de bonheur tranquille, la production se développait grâce à l’irrigation favorisée par le pompage de la nappe phréatique et la famille vivait sans souci matériel. Le dimanche après-midi son père l’emmenait à la corrida ou aux matchs de foot du Bétis Séville. Elle aurait préféré rester à la ferme pour jouer aux poupées avec ses sœurs mais elle se sacrifiait pour lui faire plaisir car il était si fier de montrer son fils à ses copains et de l’initier à la virilité.

L’horizon s’est assombri quand il est entré à l’école. Il a été très rapidement marginalisé car il restait à l’écart des chamailleries et des batailles auxquelles se livraient ses camarades dans la cour de récréation. Bien entendu, son isolement s’était traduit par de mauvais résultats scolaires qui n’avaient pas alerté ses parents convaincus qu’il reprendrait quoiqu’il arrive l’exploitation familiale. Mais surtout il se sentait de plus en plus mal dans ce corps qu’il n’arrivait pas à s’approprier et sans interlocuteur pour parler de son malaise.

Son père et sa mère étaient trop absorbés par les problèmes de l’exploitation pour se préoccuper des états d’âme de leur fils. L’épuisement de la nappe phréatique limitait l’irrigation ce qui entraînait un effondrement de la production. Ses parents n’étaient plus en mesure d’assumer le remboursement de leurs dettes et la banque menaçait de saisir l’exploitation. L’ambiance familiale auparavant si gaie s’était plombée d’angoisse. Son père s’enfermait dans le silence et noyait son désespoir dans l’alcool. La parole était devenue interdite de crainte d’évoquer le spectre de la faillite un peu comme si le silence étouffait les problèmes.

Mais le mal progressait et la rongeait sans qu’elle ne puisse l’étiqueter. Il se traduisait par un profond mal-être et des cauchemars de plus en plus fréquents dans lesquels sa peau se déchirait pour révéler le corps d’une jeune fille. Troublée elle avait tenté de parler à sa mère de ces rêves qui la perturbaient. Elle avait pris un air grave avant de lui dire :


- N’en parle en personne et surtout pas à ton père, demain je t’emmène chez monsieur le Curé.

Manuella se souvenait des yeux exorbités et des vociférations de l’ecclésiastique. Le petit garçon qu’elle était se sentait tout petit face à ce prêtre en soutane qui hurlait en gesticulant :


- Dieu t’a créé en homme et tu n’as pas le droit d’avoir de tel rêves. Tu dois chasser le diable qui est en toi sinon nous serons obligés d’appeler un exorciste.

Sa mère épouvantée s’était agenouillée pour implorer le pardon de Dieu que le prêtre lui avait accordé en faisant un signe de croix théâtral. Elle avait ensuite sorti un billet qu’il avait prestement fait disparaître dans sa soutane puis elle s’était enfuie de l’église en poussant son fils devant elle.

Pendant les années qui ont suivi, Manuel combattait son aspiration à la féminité parce qu’il se croyait possédé par le diable. À seize ans, il quittait l’école pour rejoindre l’exploitation familiale et ramasser à longueur d’année des légumes que plus personne ne voulait acheter.


Il détestait cette activité et cette obligation d’avoir les mains dans la terre pendant de longues heures dans la chaleur étouffante des serres familiales. Sa seule distraction était de se réfugier dans la chambre de ses sœurs pour se maquiller en cachette avec les produits qu’elles avaient laissés quand elles avaient quitté la maison. C’est le dimanche soir de ses 18 ans que l’évidence lui frappa le visage pendant qu’il se maquillait en secret. Il était une femme et il avait bien l’intention de retrouver son identité. Il n’était plus il mais elle et ne se prénommait plus Manuel mais Manuela. Mais comment gérer cette situation dans ce village arriéré du désert andalou et dans cette famille étouffée par la religion. La solution s’imposa en quelques secondes : partir à Madrid pour vivre sa vie de femme dans l’anonymat d’une grande ville, rencontrer ses semblables pour partager les problèmes et trouver les solutions. Le soir-même, elle avait déclaré à ses parents qu’elle avait décidé de tenter sa chance à Madrid. Curieusement ils n’avaient pas protesté ou tenté de la retenir comme s’ils étaient soulagés par sa décision. Elle avait quitté la ferme le lendemain par un matin blême et pluvieux sans que ses parents absorbés par les travaux de la ferme ne viennent lui dire au revoir ou bonne chance.

Ses maigres économies lui avaient permis de se loger dans une chambre meublée et elle avait très rapidement trouvé un emploi de femme de ménage chez de riches madrilènes.

Mais surtout elle était en contact avec une association de travestis et pour la première fois de sa vie elle était écoutée et comprise. Ses nouvelles copines étaient joyeuses, optimistes, décomplexées, ce qui l’aidait à s’extraire de la grisaille qui avait emprisonné sa vie antérieure. Elles l’avaient initiée aux étapes de sa transformation, les traitements d’hormones, la greffe de seins et enfin la grande transformation. Mais ces traitements et ces opérations étaient coûteux alors qu’elle n’avait pas d’argent. Elle a donc imité ses camarades et s’est prostituée.

Découragée, elle s’était assise sur son lit devant la glace. L’opération coûtait quarante mille euros, somme à laquelle s’ajoutaient environ quinze mille euros de frais pendant les trois mois de convalescence. Elle avait déjà réussi à payer les hormones, la greffe de seins et à épargner environ dix mille euros mais encore combien de passes avec de vieux pervers dégueulasses pour réunir le reste de la somme ?

La sonnerie de son téléphone dédié à la prostitution interrompit sa réflexion. Elle hésita avant de décrocher tant elle était dégoûtée de ces rencontres sordides. Mais elle devait gagner de l’argent pour mener son combat et elle décrocha. Elle entendit tout d’abord la voix d’une femme âgée qui voulait recourir à ses services. Elle coupa la conversation en lui disant vivement :


- Je ne prends pas les femmes !

- Non, non, je ne demande pas ça, répondit la voix.

- Mais que voulez-vous ? demanda Manuela.

Le ton de son interlocutrice devint plus dur :


- Je veux que vous séduisiez un homme et que vous vous filmiez pendant vos ébats.

- Rien que ça ! s’exclama-t-elle.

- Oui mais je suis prête à payer très cher, reprit la femme.

- Combien ? demanda Manuela soudain intéressée.

- Faites votre prix, lui répondit-elle.

Sans réfléchir elle lança :


- 40 000.

Après quelques secondes de réflexion son interlocutrice lui répondit :


- C’est d’accord, 20 000 tout de suite et 20 000 à la remise de la vidéo.

- Mais... mais c’est pour quand ? lui demanda Manuela décontenancée.

- Demain ! Je suis au pied de votre immeuble, ouvrez-moi pour que je vous donne les détails et la provision.

Elle pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’une folle ou d’une personne malveillante et hésita à appuyer sur le bouton d’ouverture de la porte de l’immeuble mais l’appât du gain surpassa ses craintes et elle autorisa l’accès. Quelques secondes plus tard, une petite vieille du genre Mamie Nova se présentait devant son appartement. Manuela entrebâilla la porte sans libérer la chaînette de sécurité. Les deux femmes se jaugèrent du regard, la femme âgée pour s’assurer qu’elle était la séductrice qu’elle recherchait et Manuela pour dissiper ses craintes. Tranquillisée, elle enleva la chaînette et lui laissa le passage. La mamie la salua obséquieusement puis alla droit au but :


- Avez-vous réfléchi à ma proposition ?

- Oui mais je souhaiterais des précisions avant de me décider.

- Eh bien c’est très simple, répondit son interlocutrice. Vous devez séduire un médecin qui participe à un congrès, filmer vos rapports sexuels et me remettre la vidéo le lendemain.


- Mais vous savez que je suis un travesti et je ne suis pas certaine qu’il succombera à mes charmes, objecta Manuela.

- Pour ce qui concerne la séduction, débrouillez-vous et c’est parce que vous êtes une transsexuelle que je vous ai choisie car je veux qu’il soit déshonoré.

Manuela réagit vivement à cette dernière déclaration :

- Parce que c’est honteux d’aimer un travesti !

Les traits de la mamie se durcirent :


- Je ne suis pas là pour polémiquer. Vous acceptez ou vous refusez sinon j’irai voir une de vos collègues !

Manuela vacilla. La somme proposée lui permettait d’atteindre enfin son but en évitant tant de passes sordides avec des clients répugnants. Elle eut cependant un dernier sursaut moral :


- Mais c’est dégueulasse de piéger ainsi un type qui ne demandait rien !

- Non parce que c’est une ordure !

Cette dernière réplique eut pour effet de la soulager :


- Alors j’accepte !

Son interlocutrice sourit et sortit une photographie :


- C’est lui l’ordure. Il s’appelle Dekarkas et il est professeur de médecine.

Puis elle lui ordonna de prendre des notes malgré les réticences de Manuela qui prétendait être dotée d’une bonne mémoire mais qui comprit rapidement à son regard qu’elle devait s’exécuter. Elle se leva de son fauteuil en boudant pour récupérer un carnet de notes et un stylo bic bleu dans un tiroir de sa cuisine. Elle regagna le salon et Mamie Nova lui dicta ses instructions :


- Il participe au congrès mondial de neurologie qui se déroulera de mardi à jeudi au Palacio Municipal de Congressos de Madrid, 7 avenida Capital de España. Il logera à l’hôtel Pullman Madrid. Il atterrira demain matin à huit heures et rejoindra directement le congrès pour assister aux travaux dès son ouverture. Il interviendra publiquement le jeudi sur le thème de la distinction entre les pathologies inflammatoires et les accidents vasculaires cérébraux.

Elle s’interrompit pour lui laisser le temps de tout écrire puis reprit :


- Toi tu seras une déléguée médicale du laboratoire Neuropower. Tu devras agir mardi soir. Tu lui expliqueras que ton laboratoire est très intéressé par ses travaux et serait disposé à financer ses recherches. Ensuite tu lui proposeras de boire un verre au bar de son hôtel pour en discuter et tu en profiteras pour le séduire.

- Mais ce ne sera peut-être pas aussi simple, certains hommes sont fidèles, objecta Manuela.

- Ça n’existe pas un homme fidèle, les seuls qui n’ont jamais trompé leur femme sont ceux qui n’en ont jamais eu l’occasion, rétorqua sa cliente avant d’ajouter :

- Prends cette poudre que tu pourras glisser dans son verre s’il n’est pas assez enthousiaste !

Mamie Nova s’arrêta quelques secondes pour fouiller dans son sac afin d’en sortir une enveloppe et un petit objet qui ressemblait à une boîte d’allumettes qu’elle lui tendit :


- Voici la caméra. Il suffit d’exercer une légère pression sur sa partie supérieure pour l’activer.

Puis elle ouvrit l’enveloppe qui contenait une liasse de billets de 500 euros qu’elle compta avec une lenteur exaspérante avant de les remettre à Manuela :


- Je vous donnerai le reste quand vous aurez réussi votre mission, c’est-à-dire quand je récupérerai mercredi la caméra avec une vidéo exploitable.

La phrase terminée, elle se leva difficilement pour signifier que l’entretien était terminé. Manuela la raccompagna jusqu’à la porte et la vieille la salua non sans ajouter à son interlocutrice outrée :


- Surtout ne vous habillez pas en pute car vous l‘effaroucheriez.

Ce qui la mit dans une telle fureur qu’elle lui claqua la porte au nez.


Dekarkas était arrivé en retard à la séance d’ouverture des travaux le deuxième jour du congrès. Il n‘avait pas entendu son réveil et avait eu des difficultés à s’extirper de son sommeil. Il s’était levé péniblement la bouche pâteuse et le cerveau en coton un peu comme s’il avait pris des somnifères. Pourtant ce n’était pas le cas et il n’avait pas abusé de boissons alcoolisées. Il se souvenait juste avoir bu un cocktail au bar de son hôtel en compagnie d’une déléguée médicale mais était incapable de se remémorer la suite de la soirée. Il avait mis ces troubles sur le compte de la fatigue et de la tension de la préparation de cette intervention qui devait consacrer sa notoriété. Le soir, il avait quitté le dîner dès la dernière bouchée avalée pour se reposer en prévision de sa communication du lendemain matin. Rentré dans la chambre de son hôtel, il s’était livré au rituel qu’il suivait les veilles de grands jours en préparant minutieusement sa tenue puis s’était endormi.

Il s’était réveillé le lendemain déjà enivré par ce triomphe qui l’attendait. Il s’était habillé soigneusement en s’assurant devant la glace qu’il correspondait à l’image qu’il se faisait de lui et avait rejoint le palais des congrès en traversant la place qui séparait les deux bâtiments, en marchant lentement pour mieux apprécier ce chemin qui l’amenait à la consécration.

Il était le premier intervenant. L’amphithéâtre était déjà bondé quand il avait rejoint le pupitre. Il avait été applaudi dès que le président l’avait présenté avant de lui céder la parole. Dekarkas avait prévu d’illustrer la démonstration des cas qu’il présentait au moyen de vidéos. Tout était enregistré dans une clef USB qu’il avait remise au secrétaire de séance qui l’avait aussitôt téléchargée sur l’ordinateur qui contrôlait l’écran géant placé derrière lui.

Les premières secondes de son intervention se déroulèrent dans un silence religieux devant une assistance attentive jusqu’à ce qu’il ressente un léger décrochage de son auditoire et discerne un murmure qui gonflait et qui se transforma très rapidement en tumulte. Dekarkas qui ne comprenait pas ce qui arrivait avait arrêté de parler et se trouvait en état de sidération incapable de réagir à cet événement invraisemblable. Il réussit cependant à comprendre que tout se passait sur l’écran derrière lui et se retourna pour constater que l’écran diffusait une vidéo sur laquelle il entretenait des relations sexuelles avec un travesti.


La scène se terminait par un commentaire du travesti qui lui donnait une grande claque affectueuse sur les fesses après s’être retiré en s’exclamant :


- Es caliente este Dekarkas !


Ce qui déclencha un éclat de rire général pendant que le professeur paralysé regardait l’écran comme on regarderait un immeuble de quinze étages qui s’effondrerait sur vous.

Dekarkas reprit ses esprits et se précipita sur le micro pour hurler qu’il était victime d’un montage, d’un complot et qu’il n’avait jamais eu de relation avec un transsexuel mais sa déclaration suscita une tempête de quolibets et d’injures. La partie était finie. Tous ses collègues s’étaient levés et scandaient « dehors, dehors, dehors... ». Il s’éclipsa piteusement en abandonnant toutes ses affaires sur le pupitre de conférence. Il se réfugia dans sa chambre d’hôtel dans laquelle il se cloîtra pour éviter de rencontrer un collègue tout comme il changea de billet d’avion pour être certain d’éviter les conférenciers qui rentraient sur le vol réservé pour le congrès.


Il savait bien qu’il n’avait pas entretenu de relations sexuelles consentantes avec un travesti et soupçonnait cette curieuse assistante médicale de l’avoir drogué pour abuser de lui. Mais surtout il ne supportait pas l’idée d’avoir été pénétré qui lui donnait envie de vomir. Tout était perdu, sa réputation, sa vie professionnelle. Seul le fait d’avoir une famille le réconfortait. Il attendait avec impatience de retrouver la maison familiale pour y panser ses plaies mais quand il y arriva le lendemain, il ne put seulement constater que les serrures étaient changées et qu’une pancarte était affichée sur la porte d’entrée. Il reconnut l’écriture de Marie-Sixtine qui avait inscrit : cette maison est interdite aux pervers sexuels.


 
 
 

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