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Le rêve d'un rêve, Chapitre 3 : Le Bistrot de Pierrot

  • StanislasMleski
  • 30 mai 2022
  • 11 min de lecture

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Les cloches de l’église de Diveldange retentissaient comme tous les dimanches pour appeler les fidèles. C’était le signal qu’attendait Maurice pour quitter son pavillon de banlieue. Chacun de ses gestes obéissait alors à un rituel immuable. Il s’habillait avec plus de soin que le reste de la semaine, entrait dans la cuisine et soulevait le couvercle de la cocotte pour sentir l’odeur du rôti de porc aux champignons qui mijotait à feu doux et que Germaine lui préparait tous les dimanches. Puis il rejoignait le garage où l’attendait sa Laguna blanche soigneusement protégée par une bâche. Ils l’avaient achetée à la femme de Paulo quand celui ci était mort de la silicose. A l’époque, elle était presque neuve et comptait tout juste 3 000 kilomètres.

Mais Maurice ne se rendait pas à l’office religieux. Non, son temple c’était le Pmu de Pierrot, la brasserie d’Auteuil, qu’il fréquentait tous les dimanches en fin de matinée pour jouer au tiercé.

Le bistrot était situé de l’autre côté de la ville sur l’avenue De Gaulle en face d’un parking où il pouvait garer sa voiture et surtout la surveiller au travers de la vitre de la salle


Le temps n’avait aucune prise sur le Pmu dont la décoration n’avait pas été modifiée depuis que Maurice en avait franchi le seuil pour la première fois avec ses collègues de travail il y a près de 40 ans. Rien n’avait changé, ni les chaises en molesquine rouge ni les tables en formica et surtout pas le parquet en planches de chêne que la femme du tôlier lessivait tous les matins à l’ouverture. Le bar en zinc longeait toute la première salle pour prendre son virage avant le carré des parieurs séparé du reste du monde par une tenture rouge tirée les jours de tiercé.

Maurice était particulièrement tendu car c’était le dimanche d’une des plus grandes courses de printemps. Il était plongé depuis la veille dans la lecture de Paris Courses, la référence des parieurs. C’était un journal de petit format qui fourmillait d’informations sur chaque cheval en compétition : son âge, ses origines, ses gains, sa vitesse moyenne, ses dernières performances, le nom de l’entraîneur et celui du driver.

Il s’était créé sa propre martingale. Il calculait la vitesse moyenne du cheval sur ses trois dernières prestations ce qui lui permettait d’évaluer le temps nécessaire à remonter le handicap , intégrait la forme du moment et affectait le résultat d’un coefficient correcteur en fonction de la réputation du driver.

Aujourd’hui il arrivait avec une combinaison toute faite et déjà remplie

La pluie avait transpercé son manteau et il était entré dans la Brasserie d’Auteuil comme dans un refuge protecteur et familier. Le Pmu surchauffé sentait bon la bière et la fumée de cigarette. Pierrot était sa place sur un tabouret au bout du bar derrière la caisse surveillant depuis 40 ans sa brasserie comme un amiral sa flotte .


Quand Maurice était entré il lui avait lancé :


- Bonjour Maurice, comment ça va ?

Il lui avait répondu :

- Bien.

Ils se connaissaient depuis plusieurs décennies et s’appréciaient sans doute mais n’avaient jamais échangé d’autres phrases. Toute à l’heure le tôlier lui dira « A dimanche prochain » et il lâchera « Bien sûr ».

Il s’était ensuite dirigé d’un pas assuré vers la deuxième partie de la brasserie et avait tiré la tenture rouge de séparation avec la solennité de celui qui rejoint les initiés dans le carré réservé.

Il s’était bien entendu assis à sa table habituelle qui était toujours libre car personne ne se serait autorisé à occuper la place de monsieur Maurice et Dragan, un serbe qui était le gendre du patron, lui avait aussitôt apporté son premier Picon bière accompagné de cacahuètes salées.

Il était moins concentré sur son jeu qu’habituellement puisque son choix était déjà fait. C’était le Prix d’Amérique et il avait décidé de jouer les 80 euros qu’il avait gagnés en aidant un pote à construire un mur de clôture. Alors il était hors de question de se planter et il avait joué les trois favoris de la presse :1 Davidson du Pont, 2 Face Time Bourbon, 3 Looking Superb . Il récupérerait seulement le double de sa mise si ces trois-là gagnaient mais son budget était trop serré pour qu’il prenne le risque de perdre cet argent.

C’est la raison pour laquelle il laissa son esprit vagabonder quand le dessous de verre en liège le renvoya aux forêts de chênes de son enfance.


Il se souvenait du goût des oranges gorgées de jus et de sucre que lui ramenait sa mère quand elle revenait des champs les fin d’après midi lumineuses du printemps portugais. Il était né en 1951 dans un village à proximité de la petite ville de Monchique qui dominait la plaine de l’Algarve de ses 450 mètres de hauteur. Ses parents exploitaient une ferme, récoltaient le chêne liège et cultivaient des légumes et des agrumes. Toute la famille, ses grands-parents, ses parents, sa sœur aînée et son grand frère vivaient ensemble dans le bâtiment de la ferme. La vie était difficile dans cette grande bâtisse exposée à tous les vents en hiver et brûlante en été et les revenus de l’exploitation permettaient tout juste de nourrir la tribu.

La récolte de l’année 1949 avait été désastreuse et avait contraint son père à s’exiler la mort dans l’âme pour gagner l’argent qui devait permettre à la famille de survivre . Il avait rejoint dans l’Est de la France son camarade de classe Bernardo qui lui avait proposé un poste de maçon dans la petite entreprise de bâtiment qu’il avait fondée.

Maurice était né tout juste 9 mois après les premières vacances de José son père qui était revenu au village en août 50 . Il lui avait donné un prénom français et avait choisi Maurice parce que c’était celui de son chef de chantier. A l’école ses camarades l’appelaient « francês » .

Son père revenait tous les étés à Monchique dans la Mercédès diesel d’occasion de son patron Bernardo . Les commères du village se précipitaient aux fenêtres quand la limousine arrivait et Maurice était fier que son père voyage dans une telle voiture même si elle ne lui appartenait pas.



Chacun de ses retours était une fête. Toute la famille préparait son arrivée. Sa mère et sa grand-mère nettoyaient la ferme de fond en comble, son grand-père réparait les outils pour les ranger dans l’atelier et les enfants ordonnaient leur chambre et préparaient leurs carnets de note.

Et puis rituellement, la veille du jour prévu, sa mère quittait la ferme tôt le matin pour se rendre chez la coiffeuse et chez l’esthéticienne ; la paysanne rentrait le soir transformée en princesse .

José revenait toujours avec une valise de cadeaux et les poches remplies de billets. Les présents étaient distribués dans un ordre bien défini : d’abord des cigares pour le grand père, des gâteaux pour la grand mère, une robe de Paris pour sa femme, du parfum pour sa fille, des chaussures de foot pour le grand frère et des jouets pour Maurice.

Puis, les cadeaux répartis, José se dirigeait vers la salle à manger, s’asseyait, enlevait sa veste et retirait de son portefeuille une liasse de billets qu’il étalait sur la table pour les compter avec fierté devant les yeux émerveillés de sa famille.

Ensuite les voisins que Maria avait invités débarquaient pour assister au repas qu’elle organisait tous les ans pour fêter le retour du héros .

La table était dressée sur des tréteaux dans la cour de la ferme et on mangeait de la cataplana aux fruits de mers arrosée de vin blanc de l’Algarve, des fromages locaux et des gâteaux de figue aux amandes . La soirée se poursuivait tard dans la douceur de la nuit de l’Algarve et se terminait par les chants fraternels des convives égayés par l’alcool.


Mais quelle que soit l’heure à laquelle se terminait la fête son père se rendait à l’aube dans l’atelier, aiguisait sa faux et partait dans les champs...

Le mois d’ août se déroulait toujours trop vite dans une ambiance de bonheur familial reconstitué jusqu’à l’arrivée des premiers orages qui annonçaient le départ de son père.

La Mercédès s’arrêtait devant la ferme, Bernardo klaxonnait et José le rejoignait en traversant la cour, le dos courbé et les yeux mouillés.


La vie reprenait doucement après son départ mais plus triste et moins colorée. Heureusement il y avait l’école du village, les copains, le football et Luana. Elle était arrivée en milieu d’année alors qu’il était en cours élémentaire. L’instituteur l’avait présentée à toute la classe quand tous les élèves s’étaient assis. Elle venait de Faro que sa famille avait quittée car son père vétérinaire avait décidé de s’installer à la campagne à Monchique. Le maître l’avait ensuite invitée à choisir sa place. Elle avait scruté la classe de l’estrade et s’était dirigée sans hésitation vers le siège disponible à côté de Maurice qui n’en était pas revenu d’être l’heureux élu. A la première récréation, Luana a décidé qu’il serait son meilleur ami et a scellé cette décision d’un baiser sur la joue d’un Maurice cramoisi.

La vie s’est poursuivie sur le même rythme jusqu’au décès de son grand-père pendant l’hiver 1962 suivi par celui de sa grand-mère 6 mois plus tard. Son père a décidé de cesser l’exploitation et de rapatrier sa famille en France à l’exception de sa sœur ainée âgée de 18 ans qui avait trouvé un emploi de secrétaire chez un médecin et que sa tante avait accepté d’héberger et de son grand frère qui avait préféré rester comme interne à l’école militaire de l’armée de Salazar.



Sa mère et lui ont été projetés en enfer quand ils ont découvert leur appartement Hlm et cette ville pluvieuse et triste qui sentait le charbon mais ils n’ont rien dit pour ne pas attrister leur père qui était si heureux de leur présence.

Maurice avait suivi six mois de cours de mise à niveau et d’apprentissage de la langue française avant de rejoindre un collège où il ne comprenait rien et où tout le monde le traitait de « portos ».


Heureusement, l’espoir de l’été permettait de survivre au cauchemar du froid et de la pluie. Ils arrivaient à Monchique les premiers jours du mois d’août dans la camionnette Peugeot de l’entreprise prêtée par Bernardo. Dès son arrivée, Maurice se précipitait chez Luana et ils ne se quittaient plus de toutes les vacances. Ils faisaient partie chacun de la famille de l’autre car leurs parents les considéraient presque comme des frères et sœurs.

A la fin de l’année scolaire 1967 son père l’a retiré de l’école où il faisait de la figuration pour qu’il apprenne le métier de maçon.

Cette année-là, Luana était devenue magnifique. Elle avait quitté sa silhouette de gamine pour un physique d’adolescente. Les traits de son visage s'étaient affermis et dégageaient ses magnifiques yeux verts qui brillaient comme des émeraudes sur sa peau bronzée.

Maurice avait été ébloui mais aussi troublé par cette attirance nouvelle qui le poussait vers elle. Luana avait vécu la même métamorphose. ils profitaient de toutes les occasions fortuites pour se frôler. Il lui touchait le bras quand il lui parlait, Luana passait derrière lui en l’effleurant, sa main glissait sur sa cuisse et elle bougeait son visage pour qu’il atteigne le coin de ses lèvres quand il l’embrassait sur la joue.

C’est le dernier jour du mois d’août, la veille du départ qu’ils s’étaient embrassés fougueusement dans la forêt de chênes lièges située au-dessus du village. Il était revenu à la ferme en vainqueur décoré des lauriers de l’amour et avait immédiatement rejoint son père pour lui dire qu’il ne rentrerait pas en France et qu’il voulait travailler à la ferme en attendant d’épouser Luana dans quelques années.

José avait d’abord souri avant de lui dire sur un ton paternel :


- Cette fille n’est pas faite pour toi parce que son père est vétérinaire et que nous nous ne sommes que des ouvriers.

Maurice avait pensé que son père radotait et n’avait accordé aucune importance à cette remarque.

Les adieux furent déchirants et Luana s’effondra en larmes dans les bras de sa mère contrariée par cette attitude.

L’année suivante, quand il se rendit chez Luana, Mme Da Silva lui annonça que sa fille passait ses vacances aux Etats Unis pour se perfectionner en anglais. En 1968 elle était à Faro avec ses cousines et en 1969 elle préparait son concours d’entrée à la faculté de médecine et elle restait tout l’été à Lisbonne pour réviser. Sa mère lui confia qu’elle serait étonnée que Luana ne revienne désormais passer ses vacances d’été à Monchique.


Il aurait dû s’effondrer après cette réflexion mais il avait une telle confiance dans cette amourette qu’il conservait l’espoir de la retrouver plus tard.

Elle n’était jamais revenue à Monchique et quelques étés plus tard il apprit par la rumeur locale que Luana s’était mariée avec un médecin de Lisbonne. Il s’écroula , tenta de soigner ses blessures mais ne guérit jamais d’elle. Il ne retourna plus au village mais continua à rêver d’elle.


Le sonore «Salut mon pote» suivi d’une grande claque dans le dos interrompit sa rêverie. C’était Manuel le chef d’équipe qui le rejoignait au Pmu comme tous les dimanches mais qui jouait son dernier tiercé car il avait pris sa retraite et partait dès lundi rejoindre toute sa famille dans son village d’origine près de Burgos en Espagne.

Il avait offert un apéro à tous les parieurs pour fêter son départ avant de s’assoir à la table de Maurice pour s’occuper enfin de choses sérieuses : le pronostic ! Bien entendu ils n’étaient jamais d’accord mais Manuel gagnait plus souvent car il jouait de plus grosse sommes puisqu’il avait la chance d’avoir une femme qui gagnait bien sa vie et qui ne surveillait pas ses dépenses.


Comme d’habitude Manuel s’était moqué de lui quand il lui avait annoncé sa décision de jouer les favoris mais Maurice n’osait pas avouer qu’il n’avait pas les moyens de prendre des risques. Ce comportement frileux était à l’image de sa vie toujours contrôlée par Germaine qui lui interdisait de dépenser trop d’argent parce qu’il fallait rembourser la maison, payer les factures et faire un peu d’économies .

Mais ce jour-là et sans raison apparente il s’affranchit de cette emprise et décida de changer de combinaison. Il plongea dans les statistiques de ses journaux de turf, inversa les deux premiers et choisit un tocard comme troisième. Il remplit son ticket, releva la tête et se rendit à la borne d’enregistrement fier d’avoir légèrement soulevé la couverture qui l’étouffait.


Soulagé de s’être révolté il prit un dernier Picon avec Manuel qui lui donna son adresse à Burgos et lui rappela :


- Tu es mon invité permanent, profites de ta retraite et de ta liberté et viens me voir. Et puis Carlos n’habite pas trop loin près de Tolède, Pedro est à Cordoue et Javier à Grenade. Nous avons tous décidé de préserver notre amitié de plus de vingt ans de cohabitation professionnelle et de nous réunir au moins une fois par an : il ne manquerait que toi !

Maurice en rêvait mais savait aussi que Germaine s’y opposerait.


Le rôti de porc aux champignons était comme d’habitude parfait mais Maurice était lassé de manger le même plat tous les dimanches. Il s’en était servi une petite tranche sans toucher aux pommes de terre rôties ce qui avait attiré l’attention de Germaine :


- Mais qu’est ce qui t’arrive, tu es malade ?

Maurice s’arma de tout son courage pour répondre :

- Je n’aime plus le rôti de porc.

Elle réagit aussi violemment que s’il l’avait injuriée :

- Je me lève à 7h du matin le dimanche depuis trente ans pour préparer le rôti de porc de Monsieur et aujourd’hui Monsieur n’en veut plus. Et bien dimanche prochain il cuisinera lui-même le repas.

Elle se leva offusquée, débarrassa la table et jeta ostensiblement le reste du rôti dans la poubelle.



Maurice disposait d’une horloge interne réglée sur l’heure de transmission du tiercé. Il s’assoupissait après le repas dans son fauteuil devant la télé et se réveillait quand les chevaux se plaçaient sur la ligne de départ. Il avait ouvert les yeux juste au moment où les commentateurs s’arrêtaient sur son cheval no 3, Belinda Josselyn, expliquant que la jument relevait de blessure et se trouvait hors de forme. Il regretta immédiatement son choix insensé et la perte prévisible de ses 80 euros mais l’inattendu se produisit. Les deux favoris menaient la course mais son cheval se plaça en cinquième position et réussit à prendre l’extérieur pour sprinter dans la montée et coiffer Chica de Joudes sur le poteau pour la troisième place . Il avait gagné le tiercé dans l’ordre et hurla de joie en bondissant de son siège . il avait réveillé Germaine qui faisait sa sieste dans la chambre et qui déboula hirsute dans la salon en lui demandant si le rôti de porc ne l’avait pas rendu dingue.

Il lui répondit en jubilant qu’elle avait mis des champignons hallucinogènes dans le plat et se garda bien de lui révéler qu’il avait joué la bonne combinaison.


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