Le rêve d'un rêve, Chapitre 4 : Le déclic
- StanislasMleski
- 27 juin 2022
- 10 min de lecture

Maurice s’était levé de très bonne humeur ce lundi matin. Il avait quitté la maison en disant qu’il allait laver la voiture alors qu’il avait décidé de se rendre au Pmu pour toucher ses gains. Il avait franchi la porte de la brasserie d’Auteuil en brandissant le ticket gagnant.
Le tôlier était tombé dans ses bras pour le féliciter avant de vérifier l’exemplaire de son jeu et le valider. Puis il avait consulté son terminal pour connaître les montants gagnés qui s’élevaient à 8 540 euros, une somme inespérée pour un retraité comme lui qui percevait 1 200 euros par mois de pension.
Ils pourraient enfin voyager, retourner à Monchique pour revoir sa famille et sa sœur qui avait repris l’exploitation familiale, rejoindre ses copains en Espagne et peut-être un jour retrouver Luana dont l’étincelle veillait toujours au fond de son cerveau.
Il espérait malgré tout que Germaine accepte de l’accompagner non pas parce qu’il l’aimait mais parce qu’il avait le sens du devoir à l’égard de cette femme qui avait partagé sa vie.
Il était resté plus de cinq ans sentimentalement groggy de la perte de Luana glissant sans envie sur le cours de son destin jusqu’au jour où son père lui avait rappelé avec gravité qu’il était aussi sur terre pour fonder une famille et trouver une épouse . Il s’est exécuté sans enthousiasme .
Son choix s’était porté sur Germaine qui travaillait comme employée de bureau dans l’entreprise de travaux publics qui avait repris la petite société de Bernardo au bord de la faillite. Elle était originaire de la région, ni belle ni moche, ni gaie ni triste. Elle était disponible et avait accepté ses avances. Il l’avait présentée à ses parents qui avaient donné leur accord et ils s’étaient mariés discrètement un dimanche de juin dans un restaurant au bord de la Moselle .
Ils avaient l’intention de fonder une famille mais les enfants ne sont pas arrivés. Ils ont consulté plusieurs médecins, passés de nombreux examens jusqu’au moment où le gynécologue a annoncé sans ménagement à Germaine qu’elle était stérile .
Leur seul projet commun s’est effondré et ils ont vécu côte à côte chacun avec ses ressentiments et son amertume sans but précis portés par les multiples occupations du quotidien qui leur donnaient l’impression d’exister .
Il était devenu chef de chantier pendant que Germaine qui avait quitté son travail s’occupait de la maison et des finances. Elle était fière de proclamer qu’ils étaient propriétaires de leur pavillon, d’une voiture et d’une caravane et qu’ils avaient les moyens de partir chaque année en vacances pendant tout un mois en Vendée au camping de St Gilles.
L’ idée d’avoir gagné assez d’ argent pour partir au Portugal lui avait rendu un enthousiasme qu’il avait perdu depuis de nombreuses années.
A peine arrivé chez lui il s’était précipité dans la cuisine et avait pris Germaine dans ses bras en lui annonçant qu’il avait gagné au tiercé et qu’ils avaient assez d’argent pour retourner voir sa famille .
Mais elle s’était dégagée en déclarant :
- C’est hors de question, il faut garder cet argent pour changer les fenêtres.
C’était la réflexion de trop pour Maurice qui prit conscience qu’il ne terminerait pas sa vie avec cette femme qui brisait tous ses rêves.
Il avait rendez-vous le lendemain chez le docteur Delor du centre hospitalier régional auquel son médecin traitant l’avait adressé parce qu’il le trouvait anormalement essoufflé. Il lui avait prescrit toute une batterie d’examens et devait lui en faire le compte rendu. La salle d’attente était bondée et le médecin de mauvaise humeur. Il ne lui avait même pas laissé le temps de s'asseoir pour lui annoncer :
- Vous souffrez d’une insuffisance mitrale qui nécessite une intervention chirurgicale.
- Une petite intervention ? se hasarda Maurice
Sa réflexion eut pour effet de rendre le médecin furieux :
- Vous êtes tous les mêmes, vous fumez, vous mangez de la saloperie et vous ne faites pas de sport. Votre taux de cholestérol a dépassé le maximum, votre tension est prête à exploser vos artères et vous vous étonnez. Non c’est une grosse intervention avec un risque vital de 5%. Je vous adresse à mon collègue chirurgien.
- Et si je ne fais pas opérer ? osa avancer Maurice ;
Le cardiologue le regarda d’un air courroucé :
- Vous allez mourir
- Dans combien de temps ?
Il le foudroya du regard :
- Je ne suis pas une cartomancienne, mais entre trois et 12 mois .
Il en savait assez, se leva et quitta la cabinet du médecin mais il avait déjà pris sa décision ; Il refusait de se faire ouvrir comme une boîte de conserve.
Maurice n’avait pas peur de mourir mais il ressentait désormais l’urgence d’agir pour accomplir son graal, revoir Luana avant le jour du dernier départ . Bien sûr, cette idée ne l’avait jamais quitté mais elle n’était qu’un espoir reporté d’année en année. Maintenant il était dans la dernière reprise avant le gong, le compte à rebours était enclenché et il était décidé à vivre son rêve.
La première étape à franchir était de vérifier le matériel, la voiture et la caravane. Ni l’une ni l’autre n’avaient beaucoup de kilomètres puisque leurs seuls déplacements étaient le trajet de Diveldange au camping de Vendée. Ia Laguna totalisait 117 000 kilomètres. Il l’avait fait réviser chez Joseph le garagiste qui lui avait déclaré après lui avoir pris 250 euros qu’elle était comme neuve ajoutant même, parce qu’il était peu avare de lieux communs, qu’elle tournait comme une horloge.
Ils avaient acheté la caravane d’occasion il y a 5 ans à Carlos, son collègue qui partait vivre sa retraite en Espagne. Pour Maurice c’était un rêve d’évasion de plus et pour Germaine une promotion sociale dans le camping après tant d’années de vacances sous une tente.
C’était une petite caravane parfaitement entretenue avec un lit deux places au fond, des banquettes de salle à manger transformables en couchettes et une minuscule cuisine qui jouxtait les toilettes.
Elle était remisée dans une grange appartenant à un paysan du village qui gardait de nombreuses caravanes en contrepartie d’un modeste loyer. Il s’était rendu chez lui le lendemain de sa visite chez le cardiologue pour lui demander de la préparer.
Restait à en parler à Germaine. Il savait qu’elle refuserait une fois de plus et même il l’espérait mais il considérait que son devoir était de lui donner une dernière chance
L’échange fut bref . Il avait attendu le dîner et le moment où elle débarrassait la table parce qu’ils ne se parlaient jamais en se regardant. Il avait lancé pendant qu’elle rangeait les assiettes sales dans le lave-vaisselle :
- J’ai décidé d’aller au Portugal et de rendre visite à mes copains en Espagne sur le chemin. Viens avec moi .
Elle avait répondu sans lever la tête et en poursuivant le rangement des couverts :
- C’est hors de question !
C’était la réaction qu’il attendait et peut être qu’il espérait et il affirma avec autorité :
- Je partirai quand même.
Elle se redressa, se planta les mains sur les hanches devant la cuisinière et lui balança :
- Si tu fais çà je déposerai une plainte pour abandon de domicile et tu iras en prison !
Cette menace l’avait déstabilisé et il avait songé à abandonner jusqu’à ce que l’envie irrésistible de retrouver son rêve ne lui permette de reprendre le dessus.
Il avait décidé de se renseigner sur la possibilité de divorcer en se rendant à la consultation gratuite organisée un samedi matin par mois par les avocats de Diveldange. Il était arrivé un quart d’heure en avance mais la grande salle du Tribunal était déjà bondée.
Les consultations étaient assurées par de jeunes avocats secondés par des seniors pour les cas difficiles. Il avait été appelé après deux heures d’attente par un avocat qui semblait tout juste sortir de l’école et qui s’était présenté comme étant Maître Béranger et qui l’avait conduit dans un des bureaux du tribunal. Après qu’il ait déclaré qu’il voulait divorcer, l’avocat l’avait interrogé et noté scrupuleusement ses réponses avant de prendre la parole pour lui donner son avis :
- Vous êtes mariés depuis plus de 40 ans, sans enfants et le montant de votre retraite est de 1 200 euros par mois alors que celle de votre femme n’est que de 800 euros. Vous lui devrez 10 000 euros de prestation compensatoire et la moitié de votre patrimoine.
- Même pour la maison, la voiture et la caravane ? s’exclama Maurice
- Oui, parce que vous n’avez pas de contrat de mariage lui répondit l’avocat
- Mais c’est impossible, il ne restera rien ni pour ma femme ni pour moi et je ne pourrai jamais payer cette, cette..
-Prestation compensatoire l’aida son interlocuteur.
Maurice resta effondré sans réaction pendant que le jeune avocat dépassé par les évènements appelait son « senior ».
Celui-ci était arrivé rapidement et son jeune confrère s’était effacé respectueusement pour lui laisser son fauteuil. Après avoir consulté les notes de son confrère il lui avait posé une question évidente :
- Mais pourquoi voulez-vous divorcer à votre âge et après tant d’années de mariage ?
- Parce qu’elle m’étouffe et m’interdit et de prendre des vacances dans ma famille au Portugal répondit Maurice
- Et vous voulez divorcer pour ça, s'exclama l’avocat !
- Mais je n’ai pas le choix rétorqua t’il
L’avocat se prit la tête entre les mains et s’adressa à lui en souriant :
- Bien sûr que vous avez le choix, ce soir quand vous rentrez, vous attachez votre caravane, vous mettrez en route le moteur de votre voiture et vous partez .
Mais c’était trop beau pour que Maurice puisse y croire :
- Mais elle déposera une plainte contre moi pour abandon du domicile conjugal et j’irai en prison.
Le senior éclata de rire :
- Mais il n’y a plus de sanctions pénales depuis au moins 20 ans !
Puis plus sérieusement il ajouta :
- Par contre vous devez continuer à contribuer aux charges du mariage.
- C’est à dire ?
- Votre femme dispose de 800 euros de revenus mensuels et vous de 1 200.
Et bien vous lui donnez 200 euros par mois, elle garde la maison et vous prenez la caravane et la voiture, précisa son interlocuteur.
Puis le senior se leva pour signifier que l’entretien était terminé et lui tapota amicalement l’épaule en commentant :
- C’est simple d’être libre dans la vie mais le plus dur est de prendre la décision de l’être.
Maurice avait la sensation de voler en descendant les marches du palais de justice. Il avait pris la décision de partir et n’avait jamais ressenti une telle sensation de bonheur et même de sérénité en sachant qu’il reverrait avant de mourir les plantations d’orangers et les forêts de chêne liège de sa chère enfance.
Il avait prévu de partir le dimanche suivant en s’accordant une semaine pour préparer son voyage et calculer son budget. Sa première étape était Burgos chez Manuel qui avait été ravi d’apprendre qu'il venait déjà lui rendre visite.
Dès le lundi matin, il avait attelé sa caravane à la Laguna pour tester son équipage sur les petites routes de la région. A son grand soulagement tout s’était bien passé. Le lendemain, il s'était rendu dans un supermarché pour constituer des provisions et avait retiré dans l’après-midi son argent à la banque. Le mercredi était traditionnellement consacré aux courses hebdomadaires avec Germaine chez Lidl qu’il avait faites avec plaisir en sachant que c’était pour la dernière fois. Il était comme un condamné qui purgeait ses derniers jours de détention et pour lequel chaque contrainte carcérale était la dernière. Il avait profité le jeudi de l’absence de sa femme qui était chez sa soeur pour préparer une valise de quelques vêtements et surtout prendre des objets personnels parmi lesquels la montre de son père..
Il avait préparé son voyage le vendredi à partir de la Brasserie d’Auteuil afin de ne pas éveiller les soupçons de Germaine
Il avait d’abord étudié son itinéraire et décidé de parcourir les 1 350 kilomètres qui le séparaient de Burgos en quatre étapes : Diveldange-Moulins, Moulins- Cahors, Cahors-Bayonne en enfin Bayonne-Burgos. Puis il avait réservé les campings en téléphonant de la cabine du Pmu . Pierrot avait écouté la conversation en faisant mine de nettoyer le zinc tout comme ce feignant de Dragan qui lisait le journal .
Ils étaient impatients de savoir ce qui se passait et n’attendaient qu’une occasion pour engager la conversation. Maurice leur en fournit le prétexte en déclarant après le dernier appel téléphonique :
- C’est bon tout est prêt, je vous offre une tournée de Picon .
Pierrot saisit cette chance :
- Tu pars en vacances ?
- Non, je pars tout court répondit-il avec fierté avant d’ajouter
- Dimanche je quitte définitivement Diveldange pour rejoindre mon Portugal .
Le tôlier lui demanda aussitôt si sa femme était d’accord :
- Non, elle reste ici
- Mais tu as le droit ? interrogea Pierrot
- Oui, ! répondit il fermement
- Waouah quelle chance, dans la même semaine il gagne au tiercé et quitte sa femme ! s’exclama Dragan .
Le patron lui jeta un regard noir et exprima sa déception :
- Si je comprends bien tu ne reviendras plus au Pmu ?
- Ben non, répondit Maurice surpris
Pierrot se prit la tête entre les mains :
- Notre bar perd sa vedette, le seul gagnant depuis plus de dix ans !
Il réfléchit puis le supplia :
- Autorise moi à te prendre en photo.
Et sans lui laisser le temps de répondre il ordonna à Dragan :
-Photographie le avec ton portable pour une fois qu’il ne servira pas à appeler tes poules !
Il ne s’y était pas opposé et les avait ensuite quittés après un dernier adieu.
Depuis ce jour tous les clients qui pénètrent dans le carré des parieurs voient un poster d’un homme accoudé au bar avec cette légende : « Notre ami Maurice qui en une semaine a gagné au tiercé et a réussi à quitter sa femme . »
Il ne restait plus qu‘à passer le samedi avec Germaine. Il s’était accordé ce dernier jour de réflexion avant de sauter le pas pour s’assurer qu’il ne se trompait pas et qu’il n’aurait aucun regret . C’est vrai qu’il avait partagé sa vie avec cette femme qui n’avait pas démérité. Elle avait eu un emploi puis s’était ensuite comportée en ménagère parfaite ,entretenant la maison et tenant les comptes de telle sorte qu’ils avaient réussi avec le seul salaire de Maurice à payer le pavillon, la Laguna et la caravane. Il n’avait jamais manqué de rien matériellement mais elle lui avait imposé une vie de tristesse et de grisaille. Certes, elle avait été bouleversée en apprenant sa stérilité mais lui aussi et elle n’avait jamais tenté de surmonter ce drame.
Au début, il avait essayé de lui changer les idées en lui proposant des vacances en camping dans le midi, des voyages avec le comité d’entreprise ou des soirées au restaurant mais il avait abandonné après ses refus systématiques.
Elle s’était enfermée dans son malheur et isolée du monde qui entourait son pavillon. Ils n’avaient pas d’amis, ne recevaient jamais personne à la maison et ne dormaient plus ensemble depuis qu’elle avait décidé il y 5 ans, au prétexte qu’il ronflait, de s’installer dans une autre chambre, celle qui était prévue pour les enfants,
Malgré tout il culpabilisait de l’abandonner même s’il avait pris les dispositions financières suggérées par l’avocat et il attendait qu’elle lui dise un seul mot tendre ou lui adresse un sourire pour renoncer à son projet. Mais elle était restée aussi revêche que d’habitude. A midi elle lui avait passé les plats sans lui adresser la parole et elle avait prononcé sa première phrase en desservant le dîner :
- Je te préviens que demain il y aura du rôti de porc au déjeuner. Tu pourras aller au restaurant si tu n’es pas content !
Elle venait de sceller son destin !
Il l’avait regardée pendant quelques secondes avant de lui dire :
« Je partirai tôt demain matin car j’irai aider Carlos à poser le carrelage de sa terrasse »
Le lendemain matin, il poussa doucement la porte de la maison pour éviter de la réveiller, sortit sa voiture du garage, baissa la vitre et respira profondément l’air de la liberté . Il avait posé un mot dans le frigidaire sur la viande de porc :
« Je pars au Portugal ».




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