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Tisiphone est amoureuse. Chapitre 20 : Du miel et du vinaigre

  • StanislasMleski
  • 23 déc. 2021
  • 16 min de lecture

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Hermès avait fait un compte rendu détaillé du contenu des châtiments devant une assemblée médusée par l’inventivité des deux déesses. À la fin de son exposé, Héra s’était levée pour applaudir, aussitôt suivie par tous les autres invités emballés par ces punitions magistrales. Zeus qui voulait toujours avoir le dernier mot et en même temps jouer au philosophe demanda le silence pour pouvoir s’exprimer :


- Ces vengeances comptent parmi les plus brillantes de notre histoire parce que la sanction est adaptée à la faute tout en étant d’une incroyable cruauté et d’un exquis raffinement. J’adresse les félicitations des dieux de l’Olympe à Tisiphone et Alecto.

- Je me réjouis de l’innovation qu’elles ont apportée à cette pratique. Je profite de cette circonstance pour vous sensibiliser à l’importance de la vengeance dans l’équilibre universel. Elle n’est pas qu’une punition objective, elle est l’espoir de ceux qui ont été bafoués d’éprouver le plaisir de contempler la souffrance de leur bourreau. Elle reste la carotte des humiliés pour accepter les injustices des puissants et constitue un rouage essentiel de la paix sociale.

Il s’arrêta quelques instants pour jauger l’effet de son discours et conclut théâtralement son intervention :


- Je remercie donc une fois de plus nos deux déesses de la vengeance de leur contribution à l’harmonie de l’univers.

Les dieux invités applaudirent la tirade de leur seigneur qui resta longtemps debout pour apprécier l’hommage de ses vassaux. Héra presque admirative observait ce mari dont elle aimait l’éclat et la puissance et dont elle détestait l’infidélité et l’ambivalence. Zeus tout juste assis, elle s’exclama :


- Certains d’entre nous auraient bien besoin de l’anneau de Tisiphone pour calmer leurs ardeurs !

Ce qui suscita un éclat de rire presque généralisé à l’exception de ceux qui se sentaient désignés et qui frémissaient à l’évocation de cette perspective.


Adèle savourait son bonheur dans son superbe appartement de rédactrice en chef au 56ème étage de l’immeuble de « Galaxy One ». Tout lui réussissait. Sur le plan professionnel elle avait été sollicitée, presque suppliée par les actionnaires de Galaxy One qui lui avaient offert un contrat mirifique pour quelle revienne et accepte la direction de l’entreprise. Son salaire était incroyable mais en plus l’appartement du dernier étage avait été mis à sa disposition, ce qui constituait pour elle une revanche sur le sort car c’était le local dans lequel elle avait été humiliée quelques mois plus tôt par son prédécesseur.


Elle avait restauré en peu de temps la notoriété de Galaxy One qui était devenue la première chaîne de l’univers. Elle avait employé une méthode éprouvée pour y arriver qui consistait à virer tous les journalistes expérimentés susceptibles de contester son autorité et de convoiter sa place pour les remplacer par de jeunes journalistes stagiaires avides d’obtenir un contrat. Elle avait également créé un magazine de charme qui atteignait des niveaux d’audience inattendus et dont elle avait tout naturellement confié l’animation à sa désormais nouvelle copine Aphrodite.

Cependant son titre de gloire restait le reportage sur les candidats à la vengeance et elle était en mesure de rééditer son exploit car elle avait obtenu la semaine dernière l’autorisation d’Hermès de dévoiler les détails des vengeances aux deux lauréates et de recueillir leurs réactions. Draganov, un jeune journaliste auquel elle avait confié cette mission était revenu hier soir et lui avait confié la clé USB du tournage pour qu’elle contrôle le reportage avant le montage et sa diffusion. Bien entendu, c’est elle qui le présenterait pour s’attribuer les mérites de ce nouveau scoop.

Elle en visionnait les images en attendant l’arrivée de Narcisse. Les réactions des deux gagnantes étaient d’une intensité dramatique insoupçonnable. La première rencontrée était la victime de l’erreur médicale du professeur Dekarkas. Son visage fermé s’était peu à peu illuminé au fur et à mesure de la description détaillée de la descente aux enfers de cet homme qui l’avait clouée sur un fauteuil roulant. Son visage était transfiguré de bonheur à la fin de son récit et elle s’est exclamée :


- Je vais enfin pouvoir mourir dans la joie.

Puis, sans que Droganov n’ait le temps de réagir, elle avait sorti un pistolet de son sac et s’était tiré une balle dans la tête. Ce reportage se terminait par un gros plan sur son visage ensanglanté traversé par un immense sourire.


Adèle avait interrompu le visionnage pour se servir un verre de Champagne issu des vignes des pentes de l’Olympe ainsi qu’elle en avait l’habitude pour célébrer ses succès. Et ce suicide heureux en direct présageait des records d’audience et une avalanche de recettes publicitaires. Elle regagna son fauteuil pour découvrir avec gourmandise l’audition de la deuxième lauréate qui avait été vengée de la trahison de son conjoint. Elle était habillée comme la première fois d’un tailleur bleu marine et d’un chemiser blanc avec une lavallière. Elle avait demandé à Droganov de lui fournir tous les détails du calvaire de son mari et elle l’écoutait le sourire aux lèvres, acquiesçant d’un geste de la tête approbateur à l’évocation des scènes les plus cruelles. Elle explosa de joie à la fin de son récit et s’adressa au journaliste :


- Je vais enfin pouvoir vivre.

Le journaliste rebondit avec opportunité :

- Qu’est-ce qui vous en empêchait ?

Elle le regarda pendant quelques lourdes secondes comme si sa question était incongrue :


- La rancœur, monsieur, cette maladie de l’âme qui vous prend dans ses filets sans vous laisser de répit et dont le poids vous cloue au cauchemar de votre humiliation. Cette maladie qui vous ronge ne peut être guérie que par la puissance salvatrice de la vengeance et aujourd’hui vous m’avez libérée de mes chaînes.

Puis elle éclata de rire, un rire presque diabolique et qui n’en finissait pas, qu’elle accompagnait de cabrioles démentielles presque effrayantes. Elle dansait, sautait sur les canapés et ouvrait la fenêtre pour hurler au voisinage que l’ordure avait subi la punition des dieux. Elle avait traversé le miroir et était devenue folle, folle de joie et planait désormais dans le monde de la démence heureuse. Droganov avait filmé avec application tous les instants de la métamorphose et son reportage était d’une intensité émotionnelle exceptionnelle qui annonçait comme pour le précédent un immense succès.


Adèle était ravie et s’imaginait déjà crouler sous les lauriers quand elle entendit le bruit caractéristique de l’ascenseur qui approchait, ce qui annonçait l’arrivée de Narcisse. Elle ferma prestement son ordinateur, se précipita dans la salle de bains pour se parfumer et se débarrassa de sa robe pour s’allonger nue sur son lit recouvert de pétales de roses. Narcisse qui était rentré avait enfilé son bandeau noir et s’était comme à l’accoutumée cogné la jambe dans le verre de la table du salon, ce qui amusait beaucoup Adèle.

Ensuite il avait sacrifié à leur rituel amoureux quotidien. Il avait posé son arc et ses flèches, s’était dévêtu lentement devant elle et avait gagné la salle de bains sans fermer la porte afin qu’elle puisse l’admirer pendant qu’il prenait sa douche. Elle était fascinée par sa beauté. Il était grand, musclé mais délié et diffusait une incroyable sensation de puissance sexuelle. Elle frissonnait en le voyant pendant que sa main glissait entre ses cuisses et se caressait en gémissant. Il était sorti de la salle de bains et avait interrompu délicatement son prélude en lui glissant à l’oreille :


- Je t’ai ramené du miel sauvage que j’ai récolté dans la forêt de cerfs dorés.

Sa voix était devenue rauque quand il lui dit :


- Je vais le déguster sur toi.

Et il lui fit couler un filet de miel sur les seins, le ventre et les cuisses et commença à le lécher doucement sur le corps d’Adèle qui brûlait de désir. Au comble de l’excitation elle suppliait son amant de cesser ce délicieux supplice quand la sonnerie du téléphone retentit comme une agression violente et incongrue dans l’univers suave des amoureux. Adèle furieuse se précipita vers le téléphone pour constater que l’appel émanait de Bernard. Il avait essayé vainement de la joindre toute la journée car elle avait décidé de ne pas lui répondre en espérant qu’il se lasserait. Mais ce soir, au comble de la fureur, elle avait décidé de lui régler son compte.

Elle décrocha avec un « allo, qui est à l’appareil ?» en acier effilé.

Il répondit d’une voix enjouée :

- C’est moi ma chérie, je suis tellement heureux de t’entendre. Je t’appelle pour t‘annoncer un scoop. J’ai découvert tous les détails de la deuxième vengeance. Reviens d’urgence pour en faire un reportage.

Comment ce petit flic pour lequel elle avait eu une faiblesse utilitaire avait-il l’audace de l’appeler ma chérie ? Elle répliqua :

- J’en suis déjà informée et le reportage est réalisé !

Cette information était trop violente pour que Bernard groggy puisse réagir. Il se borna à tenter sa chance en lançant un pitoyable :

- Dis, quand reviendras-tu ?

C’était le moment qu’elle attendait pour porter le coup de grâce à cette histoire et elle claqua :

- Jamais !

Puis elle raccrocha. Narcisse lui demanda de qui il s’agissait. Elle répondit :


- Un cafard qui rêvait d’une étoile !

Et elle ajouta avec un grand sourire :

- Je reprendrais bien du miel !


Bernard ne prononça aucune phrase car il savait ce qu’il devait faire. Il repartit chez lui, gara soigneusement sa Laguna devant la maison, enfila son plus costume et une chemise blanche avant de se planter devant la photo de Thérèse dans le salon et se tirer une balle dans la tête.


Le docteur Lefat, chef du service d’oncologie, était agacé de perdre son temps à présider la réunion mensuelle de revue des dossiers du service à laquelle assistaient les médecins et les internes de son unité. Il était devenu cancérologue parce qu’il n’avait pas réussi à être chirurgien. Ses internes l’appelaient « morituri » parce qu’il commençait toujours ses consultations en présentant la salle d’attente bondée à son interne de service en s’exclamant : « Morituri te salutant. » Il leur expliquait qu’ils étaient la dernière étape de la médecine car ils récupéraient des malades en fin d’existence qui n’avaient aucune chance d’être guéris comme des garagistes condamnés à réparer des voitures pourries avant de les envoyer à la casse.

Caroline, son adjointe préférée, avait insisté pour recueillir l’avis de tout le service au sujet de l’évolution d’un de ses patients qui la laissait perplexe et se levait pour exposer son cas. Lefat l’avait longuement détaillée avant de lui donner la parole. Il était attiré par cette femme surtout depuis que la sienne l’avait quitté pour vivre avec un cardiologue. Il espérait secrètement que sa qualité de chef de service l’inciterait à succomber à son charme et à quitter le radiologue minable avec lequel elle vivait. Il n’avait pas écouté ses premières phrases, fasciné par sa silhouette qu’il fixait de manière si indécente que l’exposante confuse s’était arrêtée quelques secondes pour lui laisser le temps de reprendre ses esprits. Gêné par ce silence pesant, il fit mine de s’intéresser à sa conversation et lui demanda de poursuivre son exposé.

La cancérologue agacée reprit sa présentation :


- Ainsi que je l’ai déjà précisé, il s’agit d’un patient qui se prénomme Jean, âgé de soixante ans qui présentait un cancer de la prostate métastasé qui avait atteint les os et dont la première consultation dans le service s’est déroulée il y a sept mois. Le pronostic était mauvais et son espérance de vie était de six mois dans le meilleur des cas.

Lefat ne put s’empêcher de faire une de ces réflexions cyniques dont il avait le secret :


- Donc aujourd’hui il est mort !

Et il éclata de rire, satisfait de son effet bientôt suivi par tous les autres membres du service qui lui ciraient les bottes. Elle attendit qu’ils se calment et asséna :


- Non, il est guéri !

- C’est impossible ! affirma Lefat, il y a certainement une erreur.

- C’est aussi ce que j’ai pensé quand il m’a dit qu’il ne ressentait plus aucun symptôme, qu’il avait quitté son fauteuil roulant, repris ses activités sportives et même qu’il était amoureux. Je lui ai immédiatement prescrit un scanner et les résultats que j’ai reçus cette semaine sont formels : l’imagerie ne montre plus aucune trace des lésions cancéreuses constatées sur les premiers clichés.

Et elle glissa les radios sur la table de la salle de réunion pour que chacun constate la réalité de la guérison. D’abord stupéfait, le patron saisit rapidement le parti qu’il pouvait tirer de cette situation. Le premier cas de guérison complète d’un cancer grave s’était produit dans son service ! Il en imaginait l’impact dans les médias et se voyait l’annoncer devant les centaines de micros de journalistes venus du monde entier. ll avait enfin l’occasion de sortir de l’obscurité de cet hôpital de ploucs et de partager les lumières de la science avec tous ces prétentieux mandarins parisiens. Il reprit le contrôle de la situation :


- Comment explique-t-il sa guérison ?

- Il dit que c’était le destin, une fois malheureux, une fois heureux et qu’il n’y avait aucune autre explication, répondit la cancérologue.

- Bon, il faut que nous trouvions les explications de ce miracle, reprit le patron qui rêvait déjà du prix Nobel qui lui serait décerné pour avoir trouvé le remède au cancer. Après tout, les découvertes des grands scientifiques de l’histoire étaient souvent le fruit du hasard, alors pourquoi pas lui ?

Il réfléchit rapidement et exposa son programme de recherche :

- Il faut le convoquer à l’hôpital pour l’examiner de la tête aux pieds en utilisant toute notre capacité d’investigation : scanners, IRM, analyses biologiques et l’interroger sur ses habitudes de vie, son régime alimentaire, son environnement. Vous ferez également sa carte génétique.

Puis se tournant vers la cancérologue :


- Téléphonez-lui tout de suite pour l’hospitaliser dès demain. Mais elle lui répondit :

- Ce ne sera pas possible car je lui ai déjà proposé de l’examiner mais il a refusé.

- Mais il n’a pas le droit ! s’exclama Lefat qui voyait son prix Nobel s’éloigner. C’est un enjeu historique pour la science, une possibilité inespérée de trouver un remède au cancer.

- J’ai essayé de le convaincre avec ces arguments, reprit la cancérologue. J’ai ajouté qu’il devait ces quelques jours de sa vie à la communauté médicale en remerciement de sa guérison.

- Et qu’a-t-il répondu ?

- Qu’il s’en foutait et qu’il nous méprisait autant que ne l’avions humilié pendant sa maladie.

Elle poussa un soupir pour ajouter :

- Il s’est levé et il est parti sans me saluer.

C’est le grand coup de poing de Lefat sur la table qui clôtura la réunion.


Zeus était si satisfait des deux vengeances qu’il avait accordé trois mois de vacances à ses deux déesses au grand dépit de Mégère qui était débordée de travail et qui attendait impatiemment leur retour. Alecto avait choisi une visite culturelle de tous les lieux classés par l’Unesco organisée par la muse Clio qui avait ouvert une agence de voyage. Tisiphone avait décidé de passer ses vacances à l’EHPAD. Sa sœur qui devinait ses intentions s’était rendue dans sa chambre pour tenter de l’en dissuader :


- Je sais ce que tu projettes de vivre une aventure amoureuse et je te préviens une dernière fois du danger que tu cours. Ce que les humains appellent l’amour est une drogue mortelle dont ils sont dépendants pendant toute leur misérable vie. Elle agit comme de l’héroïne. Dans un premier temps, les drogués vivent un bonheur intégral mais très rapidement l’effet des premiers instants se dissipe pour être remplacé par la tristesse et l’amertume. Certains en meurent et d’autres souffrent de leurs blessures pendant toute leur existence.

- Je sais tout ça, répondit Tisiphone, mais je crois que je suis déjà prise dans les filets d’Éros. Je ne pense qu’à lui, je recherche sa présence et je suis même jalouse des sourires qu’il adresse à la nouvelle infirmière ;

- C’est très grave constata Alecto, consternée, mais il est encore temps de te sauver si tu pars avec moi ;

- Non, je veux m’offrir cette aventure périlleuse et quitter la monotonie de notre statut de déesses, connaître la souffrance mais aussi le bonheur de la rencontre.

Puis interpellant sa sœur :

- As-tu déjà ressenti une émotion ?

Interloquée, Alecto répondit :

- Mais je ne comprends pas de quoi tu parles.

- C’est la raison de vivre des humains et moi je veux en connaître les sommets, cette ivresse de l’amour qui te conduit à l’extase.

Elle respira quelques secondes, le temps de s’extraire du lyrisme de ses propres mots et ajouta gravement :


- Même si ce transport amoureux se termine par une chute vertigineuse.

- Je ne peux plus rien faire pour toi, déplora sa sœur, avant de la quitter en lui souhaitant les meilleures vacances possibles.


La régisseuse de l’EHPAD, Mme Klingsmann, détestait déjà cette jeune infirmière avant même de lui adresser la parole comme elle haïssait toutes les jolies femmes qu’elle rencontrait. Elle considérait qu’elles étaient des idiotes, ce qui la consolait d’être moche. Elle lui désigna du doigt le contrat posé sur son bureau et aboya sans autre commentaire :


- Vous signez là !

La stagiaire se pencha sur le bureau avec un si joli sourire que la régisseuse ressentit l’envie de l’éborgner avec son coupe papier. Elle se ressaisit pour marmonner :

- Vous commencez tout de suite, l’infirmière de nuit vous transmettra les consignes.

Puis elle plongea le nez dans ses documents et congédia la stagiaire d’un geste de la main.


Le silence se fit dans la salle du petit déjeuner quand Lison y entra en poussant son chariot de médicaments car les vieux étaient étonnés qu’une aussi délicieuse jeune femme accepte de s’occuper d’eux. Jean quant à lui était resté immobile, foudroyé par cette apparition et c’est Yvonne, sa voisine qui le ramena à la réalité d’une remarque acerbe :


- C’est bon, elle est partie, tu peux poser ta fourchette !

Jean agacé par cette réflexion la regarda avec réprobation. Il ne supportait plus cette femme qui l’étouffait en s’imposant à ses côtés du matin au soir. Certes il avait apprécié sa présence comme garde-malade mais elle constituait désormais une entrave qui l’empêchait de profiter de sa rédemption et il avait l’intention de se débarrasser d’elle malgré les sacrifices qu’elle avait consentis pour lui. Il voulait profiter de sa nouvelle vie et considérait que la gratitude qu’il lui devait n’imposait pas le sacrifice de son avenir, surtout qu’Yvonne venait de lâcher :


- Tu devrais arrêter de rêver et te rendre compte que tu as soixante ans et au moins trente ans de plus que cette poule.

C’était le moment de se libérer et il coupa ses chaînes d’une réponse cinglante :

- Peut-être, mais je préfère rêver d’une fille de trente ans plutôt que de vivre un cauchemar avec une vieille comme toi.

Yvonne crut défaillir de douleur comme si elle avait été déchirée par cette phrase assassine.

Elle n’avait jamais ressenti un tel désespoir dans sa vie de déesse et bizarrement un truc comme de l’eau coulait de ses yeux. Elle se ressaisit pour déclarer sobrement :


- Demain je quitte les « Quetschiers ».


Lison s’était réveillée de mauvaise humeur ce samedi matin pluvieux et froid dans son appartement moderne de la banlieue réhabilitée de Morbach. Elle ne supportait plus le climat et l’ambiance morose de cette région déshéritée à laquelle plus rien ne la rattachait depuis le décès de sa mère il y a trois mois, tout juste un an après que son père eut été emporté par la silicose. Elle s’était juré de quitter cette région pour un endroit doux et lumineux, mais comment faire quand on est né à Morbach, qu’on y a grandi et qu’on ne connaît personne ailleurs ? Et puis il faut bien vivre et c’est la raison pour laquelle elle avait accepté hier ce poste dans la maison de retraite où elle avait effectué son premier jour de travail vendredi. Elle n’avait pas envie de retourner dans cet établissement avec sa directrice antipathique et ce pensionnaire qui la dévorait du regard et qui l’effrayait. Elle tentait de se raisonner quand la sonnette de la porte d’entrée retentit. C’était John le facteur avec lequel elle avait passé toute sa scolarité à l’école primaire. Ses parents qui rêvaient pour lui d’Amérique l’avaient affublé de ce prénom incongru. Il lui tendit un pli recommandé qu’elle contresigna pendant qu’il lui rappelait des histoires de cour de récréation qu’elle n’écoutait pas tant elle était angoissée par cette lettre officielle. Elle l’éconduit en le repoussant sur le palier pour se précipiter sur la lettre et en déchirer l’enveloppe. Elle vit tout d’abord l’entête de l’EHPAD en la retirant de l’enveloppe ce qui l’inquiéta avant de découvrir l’incroyable nouvelle. C’était Mme Klingsmann qui lui écrivait :


« Chère Madame,

J’ai appris en fin d’après-midi que le budget de fonctionnement de notre établissement avait été réduit et qu’il était impossible de conserver votre poste. Je suis donc contrainte de vous licencier. Je me suis aussitôt préoccupée de votre reclassement et j’ai appris que notre établissement d’Aix en Provence était à la recherche d’une infirmière supplémentaire. Je vous ai recommandée et ils sont disposés à vous engager dans les mêmes conditions tarifaires. Un studio situé dans l’EHPAD « Les Oliviers » sera mis à votre disposition. La seule condition est que vous preniez votre poste dès lundi. Vous trouverez sous ce pli un billet de train Morbach-Metz-Aix en Provence pour dimanche matin dans l’hypothèse où vous accepteriez ce nouvel emploi ; enfin je vous joins un chèque de 25 000 euros en dédommagement de ce licenciement et des frais de déménagement que vous devrez exposer. Je vous souhaite bonne chance et vous adresse l’expression de ma considération distinguée. »


Lison relut trois fois la lettre pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas puis bondit de joie criant à l’attention imaginaire de la régisseuse :


- Évidemment je vais quitter ce coin pourri et les vieilles salopes comme toi !

Et sans perdre une seconde elle se précipita vers son armoire pour préparer sa valise.


Ce lundi matin comme tous les autres et à huit heures précises, la régisseuse réunissait le personnel de l’EHPAD pour communiquer les instructions de la semaine jour par jour. Elle commençait l’agenda du jeudi quand sa secrétaire rentra dans la salle de réunion pour lui glisser à l’oreille : « La directrice de l’EHPAD d’Aix en Provence a téléphoné pour vous remercier de lui avoir envoyé une infirmière. » Amusée, elle lui répondit discrètement en souriant :


- Ils se sont certainement trompés de numéro d’établissement. Encore une erreur de ces faignants du Sud. Car Mme Klingsmann détestait également les habitants du Midi.


C’était l’été en hiver depuis que Jean était guéri et que Lison avait été embauchée à l’EHPAD. Le brouillard de ce mois de novembre morose se dissipait quand elle entrait dans la salle à manger et le soleil traversait les vitres sales du réfectoire. Tous les résidents avaient constaté que Jean était devenu le favori de l’infirmière et se moquaient de lui en l’appelant le chouchou. Lison ne s’en cachait pas et passait de longs moments dans sa chambre alors même qu’il ne prenait plus de médicaments. Il lui parlait de sa vie, de ses déchirures quand sa femme l’avait viré et que sa fille l’avait renié ainsi que des épreuves de son cancer. Elle lui caressait alors la main, ce qui guérissait ses blessures. Mais surtout la douceur de sa peau et la sensualité de ce câlin suscitaient chez lui des émotions amoureuses et sensuelles oubliées depuis si longtemps.


Et puis un soir, c’était un deux décembre, pendant son service de nuit, elle est entrée dans sa chambre, lui a mis tout doucement le doigt sur la bouche et s’est déshabillée lentement avant de se glisser dans son lit... Et la nuit de l’EHPAD fut traversée par ses gémissements.


Tisiphone-Lison avait pris le poste de nuit de manière permanente, ce qui lui permettait de passer toutes ses soirées avec Jean. Elle expédiait ses patients en une heure et passait le reste de la nuit à partager des étreintes fougueuses avec son amoureux. Alecto la contacta quelques jours plus tard pour prendre de ses nouvelles :


- Je t’appelle car je suis préoccupée parce que je suis sûre que tu as goûté au poison interdit.

Tisiphone répondit « oui » sans commentaires ; Alecto contrariée mais malgré tout curieuse l’interpella :

- Mais c’est quoi ce truc qu’ils appellent l’amour ?

- Tout, répliqua-t-elle, à la fois la souffrance quand je suis éloignée de lui et le bonheur quand je le vois. C’est un élixir qui produit l’extase amoureuse qui te transporte dans un univers de félicité.

- Je constate que tu es bien intoxiquée, poursuivit Alecto, tu devrais commencer à te soigner en sachant que nous devrons rejoindre l’Olympe à la fin de nos vacances. Je te rappelle que nous sommes des déesses immortelles au service des dieux primordiaux et que notre destin est scellé pour l’éternité.

- Je le sais bien qu’il faudra que je le quitte bientôt, reprit Tisiphone en larmes, mais mon éternité sera éclairée par le souvenir de cet amour.

- Et lui, que deviendra-t-il ? s’inquiéta sa sœur.

- Je le tuerai pendant notre dernière étreinte car je ne veux pas qu’il appartienne à une autre !

 
 
 

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